CRITIQUE // « May December », un film de Todd Haynes

Sous le vernis de la société américaine, jeu de miroirs subtil et duo de mantes religieuses.

Le nouveau film de Todd Haynes s’inspire d’un fait divers qui a enflammé la presse à scandale dans les années 90, la relation d’une institutrice avec son jeune élève. Quinze ans après les faits, la grossesse, la condamnation et l’emprisonnement de cette femme, un film est en projet sur son histoire.

Pour énigmatique qu’il soit, le titre annonce immédiatement le fil rouge de l’intrigue et les décalages, frustrations et dualités qui en sont la marque. May, c’est Joe (Charles Melton), le beau gosse qui a épousé Gracie (Julianne Moore) à sa sortie de prison et fondé une famille avec elle ; c’est aussi Elisabeth (Natalie Portman), la jeune actrice choisie pour incarner Gracie à l’écran. December, c’est Gracie, la femme d’âge mûr, enfermée dans de trompeuses convenances et emmurée dans ses certitudes.

Pour s’imprégner de la personnalité de la mère de famille et nourrir son rôle, Elisabeth va s’immiscer dans la vie du couple, partager son quotidien et observer Gracie qui semble évoluer dans un bonheur conjugal parfait. Au fil des dialogues et surtout des silences, il devient évident que tout n’est que faux-semblants. Les repères sur la moralité des personnages sont mouvants. Peu à peu, la simple étude de caractère devient mimétisme, voire vampirisation. L’esprit d’Ingmar Berman et de Persona n’est jamais très loin – Todd Haynes s’inspirant des non-dits et des entrelacs psychologiques autant que des effets de gémellité ou de distinction des deux femmes à l’image. Aussi ambigües et manipulatrices l’une que l’autre, les deux femmes semblent s’épier mutuellement dans un jeu de miroirs. Une relation trouble et dérangeante s’installe entre Gracie, qui vit dans la représentation permanente et se berce (sans être dupe) de ses fantasmes d’une vie bourgeoise et parfaite, et Elisabeth, plus calculatrice et ambitieuse que véritablement empathique. En apparence sans concession pour les deux femmes, le regard du cinéaste se fait plus bienveillant à l’égard de Joe, éternel adolescent, en retrait mais bon père et mari aimant, évoluant lui aussi dans l’illusion d’une vie parfaite. Cet idéal d’une réalité sans défaut, sublimé par la mise en scène, la photographie et le décor – belles maisons de banlieue ensoleillée, pelouses impeccables – tranche évidemment avec ce que l’on perçoit des affres coulant comme un poison dans les cœurs et les âmes.

Film sur un film en préparation, May December est une mise en abîme intelligente et vénéneuse, servie par l’interprétation magnifique de trois acteurs brillants. Jamais scabreux, sobre, minimaliste mais plein de tensions, c’est le postulat d’un passé qui hante le présent comme une malédiction. C’est aussi une réflexion plus large sur le travail d’un acteur : son investissement – façon Actor’s Studio – dans la préparation d’un rôle, et le risque constant de brouiller les frontières entre la vie fictionnelle et la vie vécue.

Todd Haynes projette son propre regard sur les normes sociales et son amour des actrices. Il n’impose rien, mais laisse avec élégance le spectateur s’interroger sur le sujet, les personnages et les lignes morales. Un grand moment de cinéma, à la fois inconfortable, mordant et infiniment sensible.

Maryse Decool