CRITIQUE// La Bergère et le Ramoneur, conte réinventé à la Comédie Nation

On connaît tous l’histoire de La Bergère et le Ramoneur, célèbre conte d’Andersen, et peut-être plus encore sa déclinaison cinématographique, Le Roi et l’Oiseau, chef-d’œuvre de poésie et brillante parabole politique née du tandem Grimault-Prévert. A la croisée des deux versions, Lila Pelissier propose une réécriture créative sur la scène de la Comédie Nation.

Deux figurines de porcelaine, une Bergère et un Ramoneur, voient leurs amours contrariées par un roi, despote esseulé qui se met en tête d’épouser la Bergère pour tromper son ennui. Avec le secours de l’Oiseau, ambassadeur de la contrée des Oubliettes où survivent les sujets apeurés du royaume, mais aussi de Pierrot, serviteur malheureux du monarque, les deux amants s’évadent et font grandir la rébellion. Sur la toile de fond du conte, Lila Pelissier brode quelques subtilités qui rendent les personnages moins manichéens. Loin d’être une brute totale, le tyran est un être ravagé de solitude qui flirte avec la folie, tandis que les sujets tracent un trajet sinueux sur le chemin de la soumission, entre révolte et résignation. Quant à Pierrot – bulle d’humanité brillamment interprétée en quasi-mime par Jeanne Louis-Calixte – il traîne son lourd sac de peines avec grâce et légèreté tout au long de l’histoire, mais dissimule également une colère qui éclatera dans une parenthèse rouge de sang. Par ces apports au récit traditionnel, l’autrice souligne habilement toute la complexité, la dualité des rapports entre dominés et dominants, corps-objets et désir de liberté. Signée à quatre mains (Lila Pelissier et Malou Decleire-Pambaguian), la mise en scène aussi épurée qu’inventive soutient cette relecture. S’inspirant de la commedia dell’arte et du pantomime, elle fait tournoyer de façon chorégraphiée des personnages immaculés qui, peu à peu, salissent leur blanc originel et déstructurent leur gestuelle ordonnée.

Parvenue au point ultime de sa retenue, la Bergère brise son mutisme imposé pour clamer avec férocité sa liberté de corps, son indépendance de femme, son droit à être, aimer et agir. Dans une pièce relativement courte (1h15), fallait-il opérer un virage si radical, et faire de cette femme un brin enfantine une figure tout à coup frondeuse qui piétine la poésie et ne mâche pas ses mots ? La tirade du « non » abruptement lancée à la face du roi pourrait gagner en nuances, mais cette rupture de régime a le mérite de désarçonner le spectateur pour mieux appuyer la révision féministe du récit à l’heure du mouvement MeToo. L’âpreté, la clarté soudaines du propos sont un miroir sans fard de la violence nette et tranchante vécue par le corps et le cœur des femmes, et plus généralement de toute personne opprimée. Au pays des Oubliettes, comme partout ailleurs.

T.L.