ENTRETIEN// Jean-Pierre Esquenazi, auteur d’un livre passionnant sur le film noir

Pour vous donner l’envie de revoir tous les classiques du genre, nous avons rencontré Jean-Pierre Esquenazi, auteur d’un ouvrage complet et captivant sur Le film noir récemment paru aux Editions du CNRS.

Le film noir,
Jean-Pierre Esquenazi
438 pages, CNRS Editions

Les Zébrés. – Le film noir est progressivement devenu un genre incontournable du cinéma. Quelles en sont les raisons ?

Jean-Pierre Esquenazi. Le genre a bénéficié d’un très gros succès en France, lorsque les premiers films sont arrivés en 1945, au point de susciter la dénomination de “film noir” qui lui restera attachée. En présentant des personnages mal à l’aise dans la société, à la recherche d’une vie plus stimulante – notamment sexuellement – il a séduit de nombreuses générations, en particulier dans les périodes de crise. Son personnage principal, la femme fatale, est devenu un symbole de rébellion envers la morale usuelle et la vie ordinaire : le film noir est un astre brillant du cinéma.

Il joue effectivement avec les limites de la censure hollywoodienne… Dans quelle mesure ce jeu a-t-il façonné le genre ?
Les auteurs du film noir ont bénéficié d’un moment de relâchement de la censure créée par les studios eux-mêmes pour ne plus risquer une censure plus officielle : alors que la guerre bat son plein, que les souffrances et les morts s’accumulent, que les femmes séparées de leurs époux se consolent comme elles peuvent, les responsables de l’application du code Hays se décident à ne plus éliminer aussi drastiquement “l’immoralité” des écrans. Adultères et crimes crapuleux commencent à être plus ou moins acceptées. On commence à adapter des romanciers jugés scandaleux comme James Cain : Assurance sur la mort, La Femme au portrait, Laura ou Adieu ma jolie sont parmi les premiers bénéficiaires de ce fléchissement.

Généralement, le film noir est aussi associé à la ville américaine. Pourquoi se prête-t-elle particulièrement au genre ?
Près de la moitié des films noirs commence par une vue de la grande ville (Los Angeles, New-York), la nuit, sous l’éclairage contrasté des lampadaires, souvent sous la pluie. La grande métropole moderne est le lieu par excellence du film noir, pas la ville laborieuse, la ville des travailleurs : la ville des boîtes de nuit et des hôtes louches, où lanternent les délaissés et les exclus. Elle est la ville noire de tous les désespoirs mais aussi de tous les désirs. C’est cette faculté des grandes villes à générer un monde de la nuit inquiétant et incertain, un labyrinthe où se perdent les déçus de la modernité que met en scène le film noir.

En quoi l’émigration a-t-elle contribué à la construction du genre, dans le fond comme dans la forme ?
Parmi les premiers auteurs du film noir, on trouve de nombreux émigrés, autrichiens, allemands, hongrois comme Otto Preminger, Robert Siodmak, Fritz Lang. Chassés par le nazisme, ils s’adaptent difficilement à l’impitoyable machine industrielle hollywoodienne… mais sauront l’employer de la meilleure des façons. Et ils pourront, avec l’aide de la bande des “New-Yorkais”, exprimer grâce au film noir une angoisse existentielle née pendant la terrible décennie des années 1930. Ils sauront aussi profiter du formidable métier des techniciens hollywoodiens pour créer une atmosphère visuelle et sonore inoubliable.

Quels sont ses héritiers ? A-t-il uniquement influencé le cinéma ?
Le film noir a suscité de nombreuses adaptations, en Angleterre ou en France dans les années 1950 par exemple. L’Espagne a suivi. Ce que l’on a appelé le Nouvel Hollywood des années 1970 lui doit une grande partie de son inspiration. Une bonne partie du cinéma coréen des années 1990 peut être compris comme une médiation sur l’état de leur pays vu à travers le filtre noir. Très récemment, le film noir a même influencé l’adaptation par Hollywood des héros des “comics” des années 1940 et 1950. Le terme film noir s’est (peut-être un peu trop?) banalisé au point qu’il est devenu un qualificatif pour décrire tout film un peu sombre. Bien sûr le roman policier (par exemple Jean-Pierre Manchette), auquel le film noir doit une grande partie de ses sujets, a su transformer à son profit l’apport des cinéastes. Et on ne finirait plus de citer les auteurs de la bande dessinée qui comme Tardi ont su adapter le genre à leur médium.

On ne compte plus les ouvrages qui lui sont dédiés. Pourquoi notre regard sur le film noir ne s’épuise-t-il jamais ?
S’il est vrai que la France s’est très vite intéressée au film noir, les Américains ont mis un certain temps (vingt cinq ans) pour rendre conscience des trésors que le genre recélait. Ce n’est pas du tout un hasard si c’est la génération des Scorsese et des De Palma qui ont puisé leur inspiration dans le genre. Depuis, d’innombrables livres ont célébré le genre, ses stars et son ambiance particulière. De telle sorte que le film noir était devenu une sorte de légende, il était finalement mieux connu par ses mythes que par sa réalité. Les historiens contemporains, surtout américains, permettent d’y voir plus clair et de pouvoir regarder le film noir sous une nouvelle lumière : notamment, comme je le fais, en l’examinant à la lumière de la modernité artistique du siècle dernier.

Après Hitchock, Godard, les séries télé… quel sera votre prochain sujet d’étude ?
A vrai dire, beaucoup de choses restent à étudier du film noir comme des séries télévisées. Voici deux passions qui ne sont pas près d’être taries…

Propos recueillis par Timothée Leroy